Un homme qui marche

Photos représentant la statue homme qui marche de Alberto Giacometti, longiligne et penchée vers l'avant, vers le photographe. Elle est vue de face, sur fond blanc et gris, dans une lumière tamisée.
Homme qui marche, Alberto Giacometti, 1961 – Musée Lille Métropole, à Villeneuve d’Ascq le 31 mai 2019

Comme pour le dessin, je m’efforce de pousser mes limites dans tous les domaines, au risque, parfois, de me mettre dans des situations délicates, voire dangereuses. C’est le moyen que je décide d’utiliser pour mesurer l’étendue de mes capacités, pour réapprendre à me connaître. Et, progressivement, j’apprends à compenser, à vivre avec…. Je tâtonne, renonce, trébuche, recommence, désespère, pleure en cachette, essaie, trouve des solutions, espère…

Photos en noir et blanc représentant thierry van den bil assis sur un banc. Il a l'air plutôt rêveur et optimiste.
Thierry VAN DEN BIL, parfois optimiste – Etudiant à la faculté de droit de Toulouse, 1987

Il faut du temps, des échecs, de la patience, des colères, des angoisses, des larmes cachées, des doutes, de l’entêtement, quelques certitudes et … parfois, des réussites.

Photos en noir et blanc représentant thierry van den bil de profil, il a l'air pensif et plein de doutes.
Thierry VAN DEN BIL, souvent dans le doute

Mon entrée à l’IRA de Lille

Au cours de mon année de maîtrise de Droit Public, je suis reçu au concours des Instituts Régionaux d’Administration (IRA), sans aménagements, sans tiers temps pour les épreuves. C’est un truisme et un euphémisme que de révéler que ce fut très difficile, que j’ai dû fournir beaucoup plus d’efforts que tout un chacun et que ce fut douloureux, pour moi, de sortir mes loupes (monoculaire et diverses loupes à main) à la vue de tous. C’est ce qui réclame le plus de courage, le plus d’efforts. De façon irrationnelle, j’ai l’impression que tous les regards sont braqués sur moi et je crains, à chaque instant, d’être interpellé et sorti de la salle. Je sue, mes mains tremblent, j’ai l’impression d’être nu. En sortant de chacune des épreuves, je me rassure en me rappelant que ma copie, au moins, est anonyme. Pour l’oral, c’est différent : mon handicap est “invisible” et je suis à l’aise avec le sujet qu’on me donne : on ne change pas la société par décret.

Quoi qu’il en soit, je préfère cette situation à celle qui m’obligerait à me déclarer officiellement, à me coller l’étiquette “handicapé“, à affronter l’humiliation, la condescendance, les idées préconçues des professeurs, camarades, collègues et, plus tard, de mon employeur. Je perçois, instinctivement, que, dans notre société, demander de l’aide est perçu comme un signe de faiblesse, une reconnaissance d’infériorité. Non ! Je ne suis pas prêt !

Photos en couleur présentant l'entrée de l'Institut Régional d'Administration de Lille avec le drapeau de l'Union Europe et celui de la France sur la façade
Mon entrée à l’Institut Régional d’Administration de LIlle

Je refuse qu’on m’explique ce que je sais faire ou ne sais pas faire. Je ne supporte pas ce ton infantilisant qu’on adopte quand on connaît mon handicap et qu’on s’adresse à moi. Je redoute aussi l’oubli et l’isolement dans lequel on me relègue parfois. Je n’accepte pas qu’on m’oriente vers des « métiers d’aveugle » (kinésithérapeute, accordeur de piano, rempailleur de chaises…) comme certains ont tenté de le faire. L’état de mon nerf optique avait bridé quelques ambitions ; je n’aurais pas toléré que la « bienveillance » de bon ton bride ma vie.

Mon cœur et ma raison conquis

1992, c’est aussi l’année où je rencontre Morgane, la seule qui réussisse à me convaincre que, malgré mon handicap, je suis un amant, un homme, un mari et – bientôt – un père extraordinaire. Je ne m’étais pas autorisé cette vie jusqu’alors. Je pensais ne pas avoir le droit d’imposer mon handicap et refusais de m’engager complètement dans une relation amoureuse, de vivre pleinement en couple, de construire une famille. Et pourtant, c’est ce que je souhaitais au plus profond de moi depuis longtemps. Ça explique en grande partie mon instabilité sentimentale, cette sorte d’errance amoureuse que je vis entre mes 18 et 26 ans : un libertin sérieux, un Janus passionné. Je découvre que Morgane me regarde comme un « homme normal », un « homme entier », même grand, fort…

Photo en couleur présentant thierry Van den bil et sa femme, Morgane, en 1994 en vacances dans les gorges du Tarn. Ils regardent l'objectif, assis sur des rochers, l'un contre l'autre, et, au fond, on aperçoit les profondes gorges du Tarn
Dans les Gorges du Tarn – 1994

Aujourd’hui, nous sommes toujours ensemble. Nous avons trois enfants : Adrien, Charlotte et Robin. Par humilité et discrétion, elle écarte l’évidence : je vis grâce à elle, grâce à son regard, son immense amour… Elle a mis de la lumière à mon obscurité.

Gestionnaire-comptable

A l’issue de mon année de formation à l’IRA, sur les 120 lauréats du concours, j’obtiens la 30ème place lors de l’ « amphi de garnison », ce qui me laisse quelque choix. Après avoir hésité entre l’éducation nationale et l’équipement, je décide de servir notre institution scolaire comme gestionnaire-comptable en collège et lycée pour des raisons liées à mon engagement dans un mouvement de jeunesse complémentaire de l’école publique (les Eclaireurs de France), à ma volonté d’agir sur le monde en participant à l’éducation de notre jeunesse et aux nombreuses possibilités de mobilité géographique dans ce ministère. Sept ans plus tard, je réussis l’examen professionnel pour devenir attaché principal.

Sans prétention, je peux affirmer qu’il ressort de cette première étape de ma carrière que j’ai toujours satisfait à l’ensemble de mes obligations et que mes qualités humaines et professionnelles ont été systématiquement relevées par mes supérieurs hiérarchiques, parfois même avec éloges. Mes responsabilités ont été de plus en plus importantes.

Gestion financière, matérielle, comptable, GRH… multitâche

Le dernier poste que j’ai occupé, avant de changer de métier, est celui de gestionnaire d’une cité scolaire, siège d’agence comptable, support d’un GRETA (Groupement d’Etablissement pour la formation continue), d’un CIBC (Centre Interinstitutionnel de Bilan de Compétences) et du service de gestion administrative et financière des contrats aidés pour l’ensemble d’un bassin d’emploi. Même si certaines de mes attitudes pouvaient parfois étonner, personne ne connaissait ma déficience visuelle

Professeur des écoles

Pour des raisons familiales, mais également pour me mettre dans les conditions qui me permettraient de me présenter au concours des personnels de direction, en 2002, je décide de proposer ma candidature au détachement dans le corps des professeurs des écoles. J’exerce alors ce « métier d’instituteur » pendant une dizaine d’années avec une compétence pédagogique, un engagement et une attention réelle au bien-être de chaque élève. Les rapports d’inspection et les témoignages des élèves et parents en attestent. Personne ne connaissait ma maladie

« […] vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. » Albert Camus

Personnel de direction

Enfin, en 2012, ma réussite au concours de personnel de direction me donne la possibilité de partager, à plus grande échelle, les valeurs qui ont toujours guidé mon activité professionnelle.

Photo en couleur de thierry van den bil portant un costume noir et une cravate rouge sur chemise blanche. Il marche dans un parc, le jardin Vauban à Lille
Thierry VAN DEN BIL, personnel de direction – 2012

Dans mon collège d’affectation, en trois ans, nous réussissons, mon collègue chef d’établissement et moi, à renforcer le bon fonctionnement d’un établissement en grande difficulté classé en éducation prioritaire (climat, résultats, pratiques pédagogiques…). Ni pendant mon année de stage ou durant la formation, ni au cours de mon évaluation professionnelle par le directeur académique adjoint, mes compétences ne sont mises en cause. Au contraire, lors de ma titularisation, le recteur estime que mes qualités professionnelles sont « dignes d’éloges ». Le délégué académique à la formation des personnels d’encadrement considère que je suis « un personnel solide sur lequel l’institution peut compter » et que, par exemple, « la qualité de [mes] écrits est particulièrement remarquable ». Quant à mon premier compte rendu d’entretien professionnel (deux ans après mon entrée dans la fonction), il précise que j’ai acquis les compétences qui me permettent de diriger un établissement de deuxième catégorie. Qu’en aurait-il été si j’avais déclaré mon handicap visuel ?! Personne ne connaissait mon handicap

Devenir handicapé ?

Durant toutes ces années, mon employeur n’a jamais remis en cause mon aptitude. Mais voilà ! Après une période très éprouvante sur le plan personnel au cours de laquelle je perds ma grand-mère, puis ma mère dans des conditions douloureuses, je dois faire face à une diminution relativement importante de mon acuité visuelle. Malgré mes efforts durant plusieurs mois et l’espoir qu’il s’agisse d’une difficulté passagère liée à mon état de fatigue et de stress, je me résous à l’évidence : je suis incapable de poursuivre mon activité avec les seuls moyens de compensation que j’utilise et que je m’autorise jusqu’alors. Je décide donc de prendre rendez-vous avec le médecin de prévention du rectorat, de me mettre en congé de maladie et de rencontrer un ophtalmologue spécialiste des neuropathies optiques.

La « simplicité » avec laquelle je relate ces événements ne peut en rien traduire l’état d’abattement, voire de dépression, dans lequel je suis alors. Les mots manquent ! Je donne le change, je fais bonne figure, mais je suis anéanti et crains pour mon avenir et celui de ma famille.

Différence, égalité, dignité ?

J’entame des démarches longues et pénibles sur le plan médical, professionnel et administratif. Pour la première fois, j’ai l’impression d’être handicapé parce qu’on me regarde et me traite comme tel. Dès lors, je commence à me demander si c’est ma déficience qui fait mon handicap ou si c’est l’environnement social et le cadre institutionnel. Vous pourrez vous faire votre propre opinion en lisant la description de mon parcours du combattant – rocambolesque, stupéfiant, consternant – dans mes prochains articles. Comment devenir handicapé ?!

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