
Depuis de nombreuses années, le discours officiel en faveur de l’inclusion des “personnes en situation de handicap” est positif, valorisant, volontariste, voire lénifiant. Les études, rapports, enquêtes fleurissent. La législation semble aller dans le bon sens. Le 11 février 2020, lors de la Conférence Nationale du Handicap, Emmanuel Macron, Président de la République, rappelle que le HANDICAP fait partie de ses PRIORITES.
Des faits déplorables
Mais, la réalité est différente et déplorable.

Par exemple, le mardi 9 octobre 2018, le journal télévisé du 19/20, sur France 3, s’ouvre sur une vidéo qui choque, qui indigne : « Un jeune malvoyant expulsé d’un supermarché à cause de son chien guide. Une centaine d’histoires similaires ont été recensées l’an passé. » Madame Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, réagit : « Ça, c’est intolérable ! Il faut faire de la pédagogie permanente, mais il faut surtout faire, maintenant, du punitif. On ne peut plus tolérer cela ! »

En effet, comment ne pas s’indigner ?! Les images parlent d’elles-mêmes et sont choquantes. Il n’est pas nécessaire de faire un long discours et une longue démonstration pour convaincre que l’on a affaire à une situation de discrimination en raison du handicap. La morale et le droit semblent s’imposer ex abrupto, de façon explicite.
Mais, il est des situations où la discrimination est plus implicite, plus insidieuse, voire pernicieuse. C’est souvent le cas dans le domaine de l’emploi en général, et de l’emploi des personnes en situation de handicap en particulier. Pourtant, en cette occurrence, le scandale n’est pas moins grand. Les raisons de s’indigner ne sont pas moins morales et moins justes. Elles sont simplement moins visibles, moins spectaculaires. Elles sont parfois cachées, travesties par des attitudes imitant la bienveillance, mais fortement empreintes de condescendance. Cette parodie est trop souvent mise en scène avec la complicité contrainte de la personne handicapée en raison, notamment, de la relation hiérarchique qui existe, de facto, entre l’employeur et l’employé. La situation de fragilité de la personne handicapée la conduit souvent à accepter l’inacceptable. Elle compose pour ne pas prendre le risque de tout perdre. Elle apprend à accepter la place qu’on lui donne parce qu’on ne veut pas lui donner la place qu’elle mérite.
Quelques chiffres
– 1 milliard de personnes en situation de handicap dans le monde (OMS 2011)
– 80 % : taux de chômage des personnes handicapées dans certains pays (OIT)
– 12 millions de français (sur 66 millions) sont touchés par un handicap.
– Entre 1,5 et 1,7 million sont atteints d’une déficience visuelle.
– 18 % : taux de chômage des personnes handicapées en France en 2018. Il est le double de celui de l’ensemble de la population active. (INSEE 2018)
– 50 % : taux de chômage des déficients visuels (Fédération des Aveugles de France 2015)
– Le handicap est la première cause de discrimination en 2018 (Défenseur des Droits).
– …
Hic !
Oui ! Il y a un hic ! Il n’y a pas lieu et aucun intérêt à jouer au faux naïf. Il n’y a aucune raison pour que, en matière de handicap, les discours et les lois aient un pouvoir performatif, en tout cas pas plus que dans les autres domaines de la vie en société. Le handicap relève de l’intime, du privé. Sa place dans la sphère publique ne va pas encore de soi. Aujourd’hui encore, la capacité collective à faire face à la question du handicap est un défi à relever, même dans nos sociétés dites évoluées. Le handicap fait toujours peur. Il nous invite à reconnaître en l’autre des traits de ce que nous voudrions rejeter en nous, que nous préférons ignorer, ne pas voir. L’homme craint cette différence ; il ne souhaite voir en l’autre que son semblable, son double identique, son « identité ». « Naturellement », la différence est perçue comme une inégalité. Le handicap, l’infirmité fait partie de ce que Freud nomme l’« inquiétante étrangeté ». En outre, ce phénomène de peur et de rejet est souvent beaucoup plus sensible dans une société en crise comme la nôtre qui a tendance à négliger les plus vulnérables ou à en faire des boucs émissaires.
Il est donc légitime de s’interroger sur le paradoxe d’une société qui se déclare inclusive et qui engendre, pourtant, de l’exclusion, de la discrimination, des inégalités à l’encontre des personnes handicapées. Les représentations culturelles, les idées reçues, la méconnaissance des handicaps et les attitudes « bienveillantes » affichées sont souvent à l’origine de ces tensions. Notre XXIème siècle civilisé se déclare ouvert, empathique et inclusif, mais il peine à endosser la visibilité et la diversité des handicaps. Accepter le handicap, c’est vivre avec les handicapés, ne pas les cacher, ne pas les exclure. Le handicap doit être présent dans la société, normalement, simplement, sans masque, sans filtre mais sans affichage, sans surexposition. Il est sans doute symptomatique de relever le hiatus entre le message quasi publicitaire en faveur des personnes handicapées et leur quasi absence des lieux de pouvoirs, du monde artistique, des médias… Dans son rapport à l’Organisation des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar rappelle que le baromètre de la diversité créé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) évalue à 0,63 % seulement la présence des personnes handicapées à l’écran, tous programmes confondus, en 2017. Ce taux est presque identique à celui de 2016 et très proche de celui de 2018 (0,7 %). Le CSA accentue la faiblesse de ce taux en rappelant que « les chiffres issus des différentes études menées par des organismes institutionnels ou spécialisés montrent que le handicap est bien plus présent dans la population qu’il n’est représenté à la télévision. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, 12 millions de Français sur 66 millions (20 % environ) seraient handicapés ou en situation de handicap. » Sans doute, les diffuseurs estiment que le handicap n’est pas télégénique et dégrade l’audimat.
Il est évident que ces questions relatives au travail des personnes handicapées ne sont pas purement théoriques parce que nombreux sont ceux qui sont atteints dans leur bien-être personnel et social. Or, il est constant que le travail constitue un vecteur qui permet aux individus d’assurer un rôle social valorisé, de disposer d’un véritable statut social et de ressources économiques qui favorisent, notamment, une véritable autonomie. Il ne peut y avoir de société inclusive sans une politique ambitieuse et efficace d’emploi en milieu ordinaire des personnes en situation de handicap. Au-delà de ces considérations, ce sont les valeurs qui fondent notre société, notre République, notre Nation qui sont en jeu.
Je partage mon parcours, mon expérience, mes lectures, mes analyses, mes réflexions, mes documents, mes coups de gueule en espérant qu’ils pourront être utiles à celles et ceux qui, comme moi, sont handicapés. A 18 ans, je perds la vue en raison d’une Neuropathie Optique Héréditaire de Leber. Aujourd’hui, j’ai 54 ans et je me bats depuis 3 ans avec mon employeur pour conserver un emploi. J’y reviendrai ! C’est truculent ! Je veux aussi décrire cette bienveillance de bon ton, ces oreilles sourdes, ces yeux aveugles de ceux qui savent à notre place. Expliquer ces procédures longues, lourdes, redondantes et parfois vaines qu’il faut mener en empilant des millefeuilles de justificatifs, des montagnes de dossiers. Je serai pratique, concret, rigoureux le plus souvent possible, mais j’aurai également une approche théorique, historique, sociologique, voire philosophique quand ce sera nécessaire.
Je ne prétends pas que ma démarche changera les choses, mais j’avoue que j’en rêve encore – un peu – timidement. Elle n’est pas naturelle pour moi. Elle est nécessaire.
